jeudi 8 mai 2014

Quand la police joue avec la démocratie...

En Argentine, les célébrations pour le trentième anniversaire du retour de la démocratie ont été éclipsées par les protestations des forces de l’ordre qui ont entraîné des vagues de violence et de pillages dans tout le pays. Quelques jours avant les fêtes de fin d’année, les fantômes de décembre 2001 planent au-dessus d’une société divisée.

Maudit mois de décembre
C’était il y a douze ans. Plongée dans une crise économique sans pareil provoquée par les politiques ultralibérales pratiquées dans les années 90 par le président Menem, l’Argentine se soulevait contre le nouveau gouvernement incapable de redresser l’économie du pays. Des journées de violence, de pillages et de manifestations poussent le président en place, Fernando de la Rúa, à déclarer l’état de siège avant de se voir obligé à quitter le palais présidentiel en hélicoptère. Des images gravées dans la mémoire de tous les argentins mais qui semblaient bien loin aujourd’hui.

Malgré les politiques de relance du couple Kirchner et une santé économique de façade, l’Argentine connaît une inflation galopante (entre 5 et 11% par an selon l’Institut National de Statistiques et de Recensements alors que des cabinets privés donnent des chiffres allant de 25 à 30%). Dans un tel climat, les organisations syndicales n’ont de cesse de réclamer de meilleures conditions salariales adaptées à l’augmentation du niveau de vie : professeurs, médecins, fonctionnaires, employés du privé, etc. Mais lorsque les forces de police décident de lutter pour un salaire digne (alors que la loi leur interdit formellement de se syndicaliser et de manifester) en se retranchant dans les commissariats, les rues deviennent des zones de non-droit et le théâtre de pillages et de violences.

Portes ouvertes aux délinquants
Une fois n’est pas coutume, tout a commencé à Córdoba, deuxième plus grande ville du pays et foyer historique de résistance sociale. Le 3 décembre, quelques 4000 membres de la police de la ville se retranchent dans la Préfecture de Police avec leurs familles afin d’exiger une augmentation de leur salaire de base de 3000 pesos (380 euros) à 13000 pesos (environ 1600 euros). Ils sont bientôt rejoints par des membres de l’administration pénitentiaire et d’autres policiers de l’intérieur de la province. A l’annonce de cette mesure de force, des bandes organisées commencent à sillonner les zones commerciales et se ruent sur les supermarchés et les commerces pour voler tout ce qu’ils peuvent emporter avec eux. Certains propriétaires de magasins sortent des armes à feu pour se défendre, les pilleurs répondent et le chaos total s’empare de la ville.

Après presque deux jours de conflits, le gouverneur de Córdoba, José Manuel de la Sota décide d’offrir un salaire de base de 8500 pesos (environ 1000 euros) aux membres de la police de la province. L’accord est rapidement signé et le calme revient progressivement. Mais le prix est cher à payer pour la ville : plus de 1000 commerces pillés, mis à sac ou brûlés, 300 millions de pesos (40 millions d’euros) de pertes et 2 morts.

Effet boule de neige
Voyant que leurs collègues de Córdoba ont eu gain de cause en employant la « manière forte », les membres des forces de l’ordre des provinces voisines décident de suivre leur exemple et se retranchent dans les commissariats et les Préfectures de police pour exiger un meilleur salaire. En quelques jours, c’est bientôt la majorité des provinces du pays qui voient leurs rues laissées à la merci des pilleurs et des opportunistes : Buenos Aires, La Plata, Mar del Plata, Chubut, Salta, Jujuy, Tucumán, Chaco, La Pampa et même Ushuaia. Partout les mêmes scènes et les mêmes images se répètent : des commerçants totalement écroulés se disant prêts à prendre les armes pour protéger ce qui n’a pas encore été pillé, des citoyens qui accusent la police de prendre le peuple en otage et de fermer les yeux, des manifestations pour dénoncer l’insécurité.

Certaines provinces proposent rapidement une augmentation à leurs policiers pour ne pas vivre ce qu’a vécu Córdoba, d’autres se voient obligées à faire appel à la  gendarmerie nationale pour remplacer les grévistes et maintenir l’ordre public et d’autres encore vivent un véritable cauchemar, comme Tucumán par exemple. La capitale de la province du même nom connaît le même sort que le reste du pays mais avec un degré de violence bien plus important. Ici, ce ne sont pas uniquement les commerces qui sont attaqués, les maisons des particuliers, les écoles, les centres de santé, rien n’échappe aux pilleurs. Le comble, lorsque les policiers grévistes reprennent du service après avoir accepté l’augmentation offerte, ils ont réprimé de telle façon les 15000 manifestants venus exiger des solutions concrètes pour leur sécurité et répudier la corruption des forces de l’ordre, que la gendarmerie nationale a du s’interposer entre les manifestants et la police. Selon plusieurs journaux locaux, le nombre de morts liés à la vague de violence dans la province pourrait atteindre les 40, chiffre huit fois plus élevé que ce qui a été reconnu par les autorités.

Le gouvernement crie au complot... et danse
La réaction du gouvernement de Cristina Kirchner ne s’est pas fait attendre. L’ex-gouverneur de la province de Chaco (l’une des plus touchées par les violences) et flambant chef de cabinet s’est tout de suite décanté pour la théorie du complot en affirmant que les pillages avaient été orchestrés et organisés dans le but de créer le chaos au sein de la société et de discréditer le gouvernement. La présidente de la République a elle-même réagi via Twitter en accusant l’opposition de vouloir déstabiliser le  gouvernement en créant un climat d’insécurité. En ce qui concerne les mesures de force des policiers pour obtenir de meilleures conditions salariales, elle les a taxées « d’extorsion » et est allée plus loin en affirmant que « la police ne peut pas organiser la délinquance en installant la peur et la terreur ».

Malgré les violences un peu partout dans le pays et un chiffre officiel de 10 morts depuis le début des évènements, le gouvernement a refusé d’annuler les festivités prévues pour le trentième anniversaire du retour de la démocratie. La présidente de la République est apparue souriante et s’est même permis quelques pas de danse sur la scène montée sur la Place de Mai. Cette attitude a été considérée par de nombreux argentins comme un manque de respect pour les personnes décédées durant la vague de violences et l’image de Cristina Kirchner a souffert les conséquences de cette légèreté : selon des chiffres publiés par Management & Fit, son taux d’opinions positives est passé de 43% en novembre à 28% en décembre.

Et maintenant ?
Une semaine après la fin du conflit avec les membres des forces de l’ordre, l’heure est au bilan. Les chiffres officiels parlent de plus de 2000 commerces pillés, 750 millions de pesos de pertes (environ 95 millions d’euros) et 16 morts. Au-delà de ces chiffres qui rappellent aux argentins l’une des pires périodes de leur histoire, ces vagues de violences ont augmenté la fracture sociale entre les classes les plus défavorisées et la classe moyenne. Les commerçants victimes des pillages ont tous le même discours. Ils accusent les personnes responsables de ces actes d’être des « negros de mierda » (noirs de merde) et répètent que la faim n’a rien à voir là-dedans puisque les objets les plus prisés par les voleurs ont été les écrans plats et les boissons alcoolisées.   

Autre secteur montré du doigt par les responsables politiques de tous bords et de nombreux argentins, la police. Souvent en première page des journaux pour des affaires de corruption ou de participation aux réseaux de trafic de drogues et de personnes, les policiers argentins se sont mis à dos une grande partie de la société qui les rend responsables des pillages et des violences. De plus, les accords signés par les différentes provinces vont impliquer une augmentation des impôts afin de pouvoir financer les nouveaux salaires de base des forces de l’ordre.


Pour de nombreux analystes politiques, ces violences ont mis en avant les failles d’un gouvernement hermétique et la fragilité de la démocratie. De nouveaux saccages sont craints pour les fêtes de fin l’année et les syndicats de professeurs et des employés de la fonction publique ont déjà annoncé des mobilisations pour la rentrée de février 2014 afin d’obtenir les mêmes accords salariaux que les membres de la police. Alors qu’elle connaît un des taux d’opinions favorables les plus faibles depuis son élection à la présidence de la République en 2007, l’été s’annonce sous haute tension pour Cristina Kirchner et son gouvernement. Les plus pessimistes se demandent déjà ce qui pourrait se passer si les militaires suivaient l’exemple des policiers...

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