En Argentine, les célébrations pour le trentième
anniversaire du retour de la démocratie ont été éclipsées par les protestations
des forces de l’ordre qui ont entraîné des vagues de violence et de pillages
dans tout le pays. Quelques jours avant les fêtes de fin d’année, les fantômes
de décembre 2001 planent au-dessus d’une société divisée.
Maudit mois de décembre
C’était il y a
douze ans. Plongée dans une crise économique sans pareil provoquée par les
politiques ultralibérales pratiquées dans les années 90 par le président Menem,
l’Argentine se soulevait contre le nouveau gouvernement incapable de redresser
l’économie du pays. Des journées de violence, de pillages et de manifestations
poussent le président en place, Fernando de la Rúa, à déclarer l’état de siège avant
de se voir obligé à quitter le palais présidentiel en hélicoptère. Des images
gravées dans la mémoire de tous les argentins mais qui semblaient bien loin
aujourd’hui.
Malgré les
politiques de relance du couple Kirchner et une santé économique de façade,
l’Argentine connaît une inflation galopante (entre 5 et 11% par an selon
l’Institut National de Statistiques et de Recensements alors que des cabinets
privés donnent des chiffres allant de 25 à 30%). Dans un tel climat, les
organisations syndicales n’ont de cesse de réclamer de meilleures conditions
salariales adaptées à l’augmentation du niveau de vie : professeurs,
médecins, fonctionnaires, employés du privé, etc. Mais lorsque les forces de
police décident de lutter pour un salaire digne (alors que la loi leur interdit
formellement de se syndicaliser et de manifester) en se retranchant dans les
commissariats, les rues deviennent des zones de non-droit et le théâtre de
pillages et de violences.
Portes ouvertes aux délinquants
Une fois n’est pas coutume,
tout a commencé à Córdoba, deuxième plus grande ville du pays et foyer
historique de résistance sociale. Le 3 décembre, quelques 4000 membres de la
police de la ville se retranchent dans la Préfecture de Police avec leurs
familles afin d’exiger une augmentation de leur salaire de base de 3000 pesos
(380 euros) à 13000 pesos (environ 1600 euros). Ils sont bientôt rejoints par
des membres de l’administration pénitentiaire et d’autres policiers de
l’intérieur de la province. A l’annonce de cette mesure de force, des bandes
organisées commencent à sillonner les zones commerciales et se ruent sur les
supermarchés et les commerces pour voler tout ce qu’ils peuvent emporter avec
eux. Certains propriétaires de magasins sortent des armes à feu pour se défendre,
les pilleurs répondent et le chaos total s’empare de la ville.
Après presque deux
jours de conflits, le gouverneur de Córdoba, José Manuel de la Sota décide d’offrir
un salaire de base de 8500 pesos (environ 1000 euros) aux membres de la police
de la province. L’accord est rapidement signé et le calme revient
progressivement. Mais le prix est cher à payer pour la ville : plus de
1000 commerces pillés, mis à sac ou brûlés, 300 millions de pesos (40 millions
d’euros) de pertes et 2 morts.
Effet boule de neige
Voyant que leurs
collègues de Córdoba ont eu gain de cause en employant la « manière
forte », les membres des forces de l’ordre des provinces voisines décident
de suivre leur exemple et se retranchent dans les commissariats et les
Préfectures de police pour exiger un meilleur salaire. En quelques jours, c’est
bientôt la majorité des provinces du pays qui voient leurs rues laissées à la
merci des pilleurs et des opportunistes : Buenos Aires, La Plata, Mar del
Plata, Chubut, Salta, Jujuy, Tucumán, Chaco, La Pampa et même Ushuaia. Partout
les mêmes scènes et les mêmes images se répètent : des commerçants
totalement écroulés se disant prêts à prendre les armes pour protéger ce qui
n’a pas encore été pillé, des citoyens qui accusent la police de prendre le
peuple en otage et de fermer les yeux, des manifestations pour dénoncer
l’insécurité.
Certaines provinces
proposent rapidement une augmentation à leurs policiers pour ne pas vivre ce
qu’a vécu Córdoba, d’autres se voient obligées à faire appel à la gendarmerie nationale pour remplacer les
grévistes et maintenir l’ordre public et d’autres encore vivent un véritable cauchemar,
comme Tucumán par exemple. La capitale de la province du même nom connaît le
même sort que le reste du pays mais avec un degré de violence bien plus
important. Ici, ce ne sont pas uniquement les commerces qui sont attaqués, les
maisons des particuliers, les écoles, les centres de santé, rien n’échappe aux
pilleurs. Le comble, lorsque les policiers grévistes reprennent du service
après avoir accepté l’augmentation offerte, ils ont réprimé de telle façon les
15000 manifestants venus exiger des solutions concrètes pour leur sécurité et
répudier la corruption des forces de l’ordre, que la gendarmerie nationale a du
s’interposer entre les manifestants et la police. Selon plusieurs journaux
locaux, le nombre de morts liés à la vague de violence dans la province
pourrait atteindre les 40, chiffre huit fois plus élevé que ce qui a été
reconnu par les autorités.
Le gouvernement crie au complot... et danse
La réaction du
gouvernement de Cristina Kirchner ne s’est pas fait attendre. L’ex-gouverneur
de la province de Chaco (l’une des plus touchées par les violences) et flambant
chef de cabinet s’est tout de suite décanté pour la théorie du complot en
affirmant que les pillages avaient été orchestrés et organisés dans le but de
créer le chaos au sein de la société et de discréditer le gouvernement. La
présidente de la République a elle-même réagi via Twitter en accusant
l’opposition de vouloir déstabiliser le
gouvernement en créant un climat d’insécurité. En ce qui concerne les
mesures de force des policiers pour obtenir de meilleures conditions
salariales, elle les a taxées « d’extorsion » et est allée plus loin
en affirmant que « la police ne peut pas organiser la délinquance en
installant la peur et la terreur ».
Malgré les
violences un peu partout dans le pays et un chiffre officiel de 10 morts depuis
le début des évènements, le gouvernement a refusé d’annuler les festivités
prévues pour le trentième anniversaire du retour de la démocratie. La
présidente de la République est apparue souriante et s’est même permis quelques
pas de danse sur la scène montée sur la Place de Mai. Cette attitude a été
considérée par de nombreux argentins comme un manque de respect pour les
personnes décédées durant la vague de violences et l’image de Cristina Kirchner
a souffert les conséquences de cette légèreté : selon des chiffres publiés
par Management & Fit, son taux d’opinions positives est passé de 43% en novembre
à 28% en décembre.
Et maintenant ?
Une semaine après
la fin du conflit avec les membres des forces de l’ordre, l’heure est au bilan.
Les chiffres officiels parlent de plus de 2000 commerces pillés, 750 millions
de pesos de pertes (environ 95 millions d’euros) et 16 morts. Au-delà de ces
chiffres qui rappellent aux argentins l’une des pires périodes de leur
histoire, ces vagues de violences ont augmenté la fracture sociale entre les
classes les plus défavorisées et la classe moyenne. Les commerçants victimes
des pillages ont tous le même discours. Ils accusent les personnes responsables
de ces actes d’être des « negros de mierda » (noirs de merde) et
répètent que la faim n’a rien à voir là-dedans puisque les objets les plus
prisés par les voleurs ont été les écrans plats et les boissons
alcoolisées.
Autre secteur
montré du doigt par les responsables politiques de tous bords et de nombreux
argentins, la police. Souvent en première page des journaux pour des affaires
de corruption ou de participation aux réseaux de trafic de drogues et de
personnes, les policiers argentins se sont mis à dos une grande partie de la
société qui les rend responsables des pillages et des violences. De plus, les
accords signés par les différentes provinces vont impliquer une augmentation
des impôts afin de pouvoir financer les nouveaux salaires de base des forces de
l’ordre.
Pour de nombreux
analystes politiques, ces violences ont mis en avant les failles d’un
gouvernement hermétique et la fragilité de la démocratie. De nouveaux saccages
sont craints pour les fêtes de fin l’année et les syndicats de professeurs et des
employés de la fonction publique ont déjà annoncé des mobilisations pour la
rentrée de février 2014 afin d’obtenir les mêmes accords salariaux que les
membres de la police. Alors qu’elle connaît un des taux d’opinions favorables les
plus faibles depuis son élection à la présidence de la République en 2007,
l’été s’annonce sous haute tension pour Cristina Kirchner et son gouvernement.
Les plus pessimistes se demandent déjà ce qui pourrait se passer si les
militaires suivaient l’exemple des policiers...
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